Par Frankie TAGGART






Sur la place Durbar à Katmandou, en octobre 2012 (photo: AFP / Prakash Mathema)
AFP / Prakash Mathema

KATMANDOU – En décollant de Katmandou, j’étire le cou pour jeter un œil dehors, par-dessus un homme d’affaires népalais obèse assis côté hublot qui dévore un paquet de chips si énorme qu’il a du mal à le tenir entre ses doigts dodus. Mon voisin gesticule, écrase son paquet, me montre l’Himalaya et me dit en anglais: «Montagnes! Le massif du Langtang. Nous sommes très fiers de nos montagnes».
C’est une journée exceptionnellement claire. Mais je me suis déjà mis de l’Himalaya plein la vue pendant le trajet vers l’aéroport. Ce que je cherche à faire en regardant par le hublot, c’est à apercevoir une dernière fois la ville que je suis en train de quitter, alors que je pars en poste en Afrique après dix-huit mois au Népal.
En dessous de moi défilent les pagodes aux toits superposés des temples et des palais avec leurs cours du XVIème siècle. Image fugace que je peine à invoquer maintenant, quand je repense à mon séjour sur le toit du monde.

Sur la place Basantapur Durbar de Katmandou, en mars 2013 (photo: AFP / Prakash Mathema)
AFP / Prakash Mathema

Dans un papier magazine sur l’architecture, j’ai un jour rapporté une maxime abondamment citée selon laquelle le Moyen-Âge ne s’est jamais vraiment terminé au Népal. Il règne dans ce pays une continuité dans la vie et dans les rituels qui relie en permanence le présent au passé. C’est sans doute un peu prétentieux d’écrire cela mais, quand on quitte le Népal en avion après y avoir vécu un an et demi, on a vraiment l’impression de laisser derrière soi plusieurs siècles d’histoire, de culture et d’expérience humaine.
Quand les gens me demandent à quoi ressemble le Népal, ce qu’ils veulent entendre, ce sont des histoires de montagnes, de maoïstes et du massacre de la famille royale en 2001. Les Népalais eux-mêmes, mon voisin de siège dans l'avion mis à part, se plaignent souvent du fait que le monde extérieur ne voit en leur pays que ces trois «M».

Des éléphants repartent le long de la rivière Rapati après un match de polo à Chitwan, à 200 km au sud-ouest de Katmandou, en décembre 2011 (photo: AFP / Prakash Mathema)
AFP / Prakash Mathema

Pendant mon séjour ici, j’ai couvert un tremblement de terre, des attentats à la bombe, des accidents d’avion, des avalanches; j’ai raconté l’histoire d’hommes mutilés par la torture, de femmes brûlées vives après avoir été accusées de sorcellerie et d’autres femmes qui avaient épousé trois ou quatre frères en même temps. J’ai vu des buffles décapités par centaines et des combats de taureaux dans l’Himalaya. J’ai interviewé des jeunes filles enfermées dans des étables parce que leurs familles croyaient que leur cycle menstruel allait porter malheur à leur foyer.
J’ai joué au polo à dos d’éléphant. J’ai été «guéri» par un chamane. J’ai observé un groupe de religieuses s’exercer au maniement du fléau d’armes avec une dextérité impressionnante dans un monastère isolé dans les collines au coucher du soleil. J’ai avalé un étrange petit champignon aphrodisiaque connu sous le nom de «Viagra himalayen», esquivé des yaks en rut à l’extrémité du plateau tibétain et regardé des matches de catch américain avec des moines sur un écran plat de 42 pouces dans le plus haut village de la terre.

Un Sadhu (un saint-homme dans la religion hindoue) fume de la marijuana dans une pipe traditionnelle en argile lors d'une offrande au dieu Shiva près du temple Pashupatinath à Katmandou, en mars 2013 (photo: AFP / Prakash Mathema)
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Et, puisque nous sommes dans les superlatifs, j’ai aussi couvert la course de chevaux la plus haute du monde, rencontré l’homme le plus petit du monde, interviewé l’homme le plus heureux du monde (ne me demandez pas qui c’est), bu un verre avec un alpiniste figurant parmi les plus grands spécialistes du monde de l’Everest, et soigneusement évité les politiciens les plus ennuyeux du monde.
Après dix-huit mois de travail exaltant ou bizarre en tant que chef du bureau de l’AFP à Katmandou, j’ai plus d’histoires à raconter que n’en a le plus bavard des piliers de comptoir après toute une vie imbibée d’alcool et cinq mariages ratés à son actif. Mais quand ceux qui connaissent du Népal un peu plus que ses montagnes commencent à vous parler du pays, cela devient vite déprimant.
Le Népal est l’un des pays les plus pauvres du monde. Son développement économique a été paralysé par une sanglante guerre civile qui a duré dix ans et fait 19.000 morts. Les choses ne se sont guère arrangées ensuite, les politiciens cupides et corrompus qui se sont installés aux commandes du pays ayant brisé tous les espoirs nés lors du retour de la paix.

Affrontements entre la police népalaise et des manifestants communistes exigeant la démission du Premier ministre Baburam Bhattarai, le 4 août 2012 à Katmandou (photo: AFP / Prakash Mathema)
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L’arrivée au pouvoir des maoïstes et l’abolition de la monarchie, en 2008, ont soulevé une vague inédite d’espérance parmi la population mais celle-ci a vite déchanté. Les luttes intestines entre politiciens ont provoqué une crise constitutionnelle si inextricable que plus aucun de ces politiciens ne gouverne désormais le pays. Après la dissolution du parlement, un juge non élu a été chargé d’organiser des élections législatives le plus tôt possible. Mais le peuple, qui a assisté ces dernières années à d’innombrables crises politiques, ne s’attend pas à ce que la situation se débloque de sitôt.
Pendant ce temps, la légendaire capitale Katmandou, où se trouvent des temples hindous et bouddhistes parmi les plus beaux du monde, sombre lentement sous les monceaux d’ordures non ramassées et sous un smog permanent vomi par les pots d’échappement des vieilles guimbardes qui encombrent ses rues. Les coupures d’électricité peuvent durer jusqu’à quatorze heures par jour en hiver et, dans les rues des principaux quartiers touristiques, des enfants apathiques et faméliques sniffent de la colle et mendient de l’eau.

Vue générale de Katmandou (photo: AFP / Frankie Taggart)
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Et pourtant, aussi curieux que cela puisse paraître, je crois que la vraie histoire, au Népal, c’est une grande histoire d’espoir.
Le processus de paix avance lentement, mais il avance dans la bonne direction, et cela a toujours été le cas. Personne n’a violé le cessez-le-feu. On n’a assisté à aucun retour en arrière désastreux. C’est pratiquement un cas unique dans une zone de conflit. A l’heure où j’écris, au moins la moitié des processus de paix en cours dans le monde vont dans le mauvais sens. D’autres connaissent des regains de violence traumatisants avant que la situation ne se stabilise. Pas au Népal. Aucun coup de feu n’a été tiré depuis la fin de l’insurrection en 2006, après une décennie d’affrontements sanglants, dans la jungle et dans les collines, entre les maoïstes et les forces de sécurité.
Pendant ce temps, les progrès en matière de développement, dont les médias locaux parlent peu, ont été remarquables.

Dans une rizière du village de Khokana, près de Katmandou, en septembre 2012 (photo: AFP / Prakash Mathema)
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Le pays reste pauvre mais la pauvreté la plus extrême, la plus noire, devient de plus en plus rare. Au début de l’insurrection en 1996, 42% des Népalais vivaient sous le seuil national de pauvreté. Ils n’étaient que 25,4% en 2009. Les Nations unies espèrent que d’ici 2015, la mortalité infantile aura été réduite des deux tiers, que la progression de la malaria et du sida aura été enrayée et que la proportion de gens n’ayant pas régulièrement accès à l’eau potable ait été divisée par deux.
Le succès le plus visible est sans doute l’éducation. Près de 95% des enfants Népalais vont à l’école primaire et le taux d’alphabétisation chez les jeunes adultes devrait atteindre 100% en 2015. D’après la Banque mondiale, un enfant qui naît aujourd’hui au Népal peut s’attendre à vivre vingt-cinq années de plus qu’un enfant né en 1970.
L’histoire du Népal est une histoire de progrès. Un progrès parfois désespérément lent, mais un progrès quand même.
Cette magnifique, mythique et parfois tragique nation himalayenne ne deviendra pas de sitôt une démocratie saine et prospère. Mais, pas à pas, elle avance dans la bonne direction.
Oui, ce peuple tenace, gentil et digne a encore une haute montagne à gravir. Mais les Népalais sont plutôt bons quand il s’agit d’escalader les montagnes.

Un oiseau picore de la nourriture placée entre les lèvres de la statue du dieu hindou Garuda à Katmandou, en mars 2013 (photo: AFP / Prakash Mathema)
AFP / Prakash Mathema

Frankie Taggart a dirigé le bureau de l'AFP à Katmandou de 2011 à 2013. Il est actuellement correspondant à Dakar, au Sénégal.